29

 

Il prit le Grand Concourse pour rejoindre la voie rapide du Cross-Bronx, puis fila droit vers l’ouest. Nous traversâmes le pont George Washington pour passer dans le New Jersey et rattrapâmes le Palisades Parkway. Mick était tellement silencieux que je me demandais s’il ne s’était pas endormi sur la banquette arrière lorsqu’il lança :

— Un truc auquel je pensais… C’est une idée géniale que tu as eue là, Andy.

— Ben, c’est-à-dire que j’avais pas mal de temps à tuer et pas de fléchettes pour me distraire.

— Tu es un fin stratège. Un vrai Michael Collins.

— Oh, allons !

— Non, c’est vrai.

— Je suis seulement son cousin de Russie. Vodka Collins.

— Nous allons les attirer dans un piège, le refermer comme il faut et c’est là que nous les aurons. Ah, je meurs d’impatience de voir la tête qu’il fera quand il apprendra ce que je vais lui infliger. C’est un gamin du Bronx, Andy. Le savais-tu ?

— Non.

— C’est le petit bâtard depuis longtemps oublié de Paddy Farrelly et je m’en vais l’expédier au même endroit que son sale bâtard de père. Oui, c’est un gamin du Bronx, bien qu’il en soit parti il y a de nombreuses années. Où donc est-il allé déjà, Matt ? Dans le nord de l’État ?

— Il avait dix ou onze ans quand il a quitté Valentine Avenue, lui répondis-je, mais je ne sais pas trop en quelle année ça s’est passé.

— Il habitait dans Valentine Avenue ? C’est à quoi… ? Deux rues de Bainbridge ?

— Vers le numéro onze cent, lui précisai-je, ce qui n’est quand même pas exactement à deux pas de chez toi. Ils ont déménagé quand il avait onze ans et c’est à Rochester qu’il a commis le crime qui l’a envoyé en prison, mais je ne sais pas où sa mère a filé entre-temps.

— C’est dans le Bronx qu’il a grandi, reprit Mick en faisant rouler les mots de sa phrase sur sa langue. C’est là qu’il a passé ses années de formation. Ce qui fait que nous pouvons le qualifier d’enfant du Bronx sans risque de nous tromper. Bah, seul un enfant du Bronx peut en coincer un autre, non ? Pendant que nous nous promenions, je me suis dit que le Bronx était vraiment un bourg splendide. C’est même devenu un sujet de plaisanterie pendant un moment, n’est-ce pas ? Mais il n’empêche : il y a quand même de beaux coins.

— C’est ce que je me disais moi aussi.

— Même Matt y a habité, ou je me trompe ?

— Non, non. Ta mémoire fonctionne parfaitement, Mick. Mais nous n’y avons vécu qu’un tout petit moment.

— Et donc on ne peut pas dire que tu sois un enfant du Bronx.

— Je ne pense pas, non.

— Ton père y avait un magasin. Il vendait des chaussures d’enfant.

— Ah, nom de Dieu, mais comment te souviens-tu de ça ?

— Je ne sais pas, me répondit-il. Comment faisons-nous pour nous rappeler certaines choses et en oublier d’autres ? Ce n’est certainement pas une question d’utilité des souvenirs. Il y a des tonnes de choses utiles dont je ne me souviens pas et le magasin de chaussures de ton père, lui, je ne l’ai pas oublié.

Un peu plus tard, il demanda :

— Ta mère va-t-elle bien, Andy ?

— Oui, Mick. Dieu merci, elle va bien.

— Dieu merci en effet, répéta-t-il en écho. Quand tu es allé lui parler tout à l’heure, tu as dû la trouver dans la cuisine.

— De fait, elle s’était garée devant la télé.

— Elle regardait une émission.

— Et lisait le journal en même temps. Pourquoi cette question, Mick ?

— Ah, je me demandais seulement. En lisant le journal… L’Écho d’Irlande, c’est bien ça ?

— Je n’ai même pas remarqué. Ç’aurait pu.

— Et toi, tu le lis ?

— C’est plus pour les vieux, non ? Ou les jeunes blancs-becs qui débarquent du bateau.

— De nos jours, ça serait plutôt de l’avion. C’est une bien belle famille que la tienne, tu sais ? Les Buckley, je veux dire. Des Irlandais du château pour certains. Tu connais cette expression ? Elle signifie qu’ils travaillaient avec les gens du château de Dublin, les représentants de la couronne d’Angleterre. Mais il y a d’autres Buckley qui, eux, étaient très républicains. Je me demande de quel côté penchaient les tiens.

Andy partit d’un grand rire.

— Il y a beaucoup de gens qui me demandent si je suis parent avec le grand Buckley, tu sais bien de qui je parle, le type qui cause long comme ça à la télé, mais toi, tu es le premier qui voudrait savoir de quel côté penchait ma famille en Irlande !

— Ta mère y est-elle jamais retournée ?

— Non. C’était juste une fillette quand elle est arrivée ici. Retourner là-bas ne l’intéresse pas. On a déjà assez de mal à l’obliger à aller voir son frère dans le Massachusetts.

— Ton oncle Connie, donc.

— Voilà.

— Et toi ? Tu t’es déjà rendu dans la vieille patrie ?

— Tu plaisantes ! Je ne suis jamais allé nulle part, Mick.

— Ah, tu devrais. Rien ne vaut les voyages pour s’élargir l’esprit, à mon avis, bien que j’aie peu voyagé moi-même. En Irlande, bien sûr, et en France. Matt est déjà allé en France. Et en Italie aussi, non ?

— Brièvement, lui répondis-je.

— Moi, jamais. Mais la dernière fois que je suis allé en Irlande, je suis descendu jusqu’en Angleterre pour voir si les Anglais étaient vraiment les démons que ma mère me disait quand j’étais encore dans ses jupons.

— Et ils étaient démoniaques ?

— Pas du tout. On n’aurait pas pu souhaiter plus gentils. On m’a traité décemment partout où je suis allé. Malgré tous les problèmes qu’ils ont avec les Irlandais, ils m’ont toujours fait sentir que j’étais le bienvenu.

— Peut-être ne savaient-ils pas que tu étais irlandais, lui suggéra Andy.

— Tu as parfaitement raison. Ils me prenaient sans doute pour un Chinois.

Alors que nous prenions la 209, il dit encore :

— C’est un bon plan, Andy. J’y réfléchis depuis quelques kilomètres et… le seul problème sera de leur faire savoir où nous sommes sans qu’ils comprennent d’où vient le renseignement. Ça nous aiderait beaucoup de savoir qui les a aidés de tout ce temps. Tu as des idées là-dessus, mon garçon ?

Andy réfléchit, puis secoua la tête.

— Il y a pas mal de types qui traînent au Grogan, dit-il enfin.

— Plus maintenant.

— Oui bon, avant. Des gens qui te faisaient des courses ou te rendaient service dans les grosses affaires. Si j’avais à deviner, je dirais que quelqu’un en a coincé un, lui a offert deux ou trois verres et l’a fait parler.

— Tu crois donc que c’est ça ?

— À mon idée.

— Il y a une belle tradition en Irlande : celle qui fait haïr les mouchards, lui répondit Mick. Il y a même un film et voilà, je me rappelle bien le magasin de chaussures de ton père, Matt, alors pourquoi ai-je oublié le nom de l’acteur ? Je vois sa tête et je n’arrive plus à me rappeler son nom.

— Victor McLaglen, dis-je.

— C’est ça même ! Ah, l’homme qu’on détestait le plus en Irlande était bien celui qui bavassait de la gueule. La Mère du patriote. Tu connais cette chanson ?

Alana, Alana, l’ombre de la honte Jamais encore n’est tombée sur ton nom.,

Puisse le lait que de mon sein je te donnai Dans ton sang tourner au poison si tu mentais

— C’est la mère qui parle, nous expliqua-t-il. Elle presse son enfant de mourir au gibet plutôt que de dénoncer ses camarades.

Alana Machree, oh, Alana Machree,

Jamais sans femme ni menteur ne sois.

— Ah, cette chanson est bien vieille et terrible, mais ça donne une idée de ce qu’on pensait de la question au pays. Oui, c’est une bien grande tradition que de haïr les mouchards. Et naturellement, tu comprends ce que ça veut dire.

— Non, quoi ?

— Que nous avons une aussi belle tradition de mouchardage, me renvoya-t-il. Comment pourrions-nous avoir la première sans avoir la seconde ?

La Caprice n’était pas aussi confortable que la Cadillac. Elle n’était pas non plus aussi silencieuse et l’on y entendait, en plus des bruits de la route, une sorte de grincement derrière. Elle n’en restait pas moins agréable, avec Andy et moi à l’avant et Mick étendu à l’arrière, tandis que les faisceaux de ses phares découpaient les ténèbres devant nous. Je souhaitai presque que nous continuions de rouler ainsi à jamais.

Nous avions repris la route sans numéro lorsque Mick nous lança :

— C’est par ici que nous avons vu le cerf.

— Je m’en souviens, dit Andy. J’ai failli lui rentrer dedans.

— Mais tu ne l’as pas fait. Tu as eu tout le temps de t’arrêter.

— Et ce n’est pas plus mal. Il était grand. Si j’y avais pensé, j’aurais compté ses cors.

— Ses cors ?

— Oui, sur ses andouillers, Mick. C’est comme ça que les chasseurs classent les mâles, au nombre de cors qu’ils ont sur les bois. C’en était un gros, mais ne me demande pas combien il avait de cors. Je n’y faisais pas attention.

— Les chasseurs. O’Gara a mis des panneaux dans la propriété pour les empêcher d’entrer. Je n’ai pas envie qu’on y pénètre, tu le sais. Et je ne veux pas qu’on tue des cerfs sur mes terres. Ce sont de terribles prédateurs, on n’arrive pas à les tenir à l’écart du verger, mais il n’est pas question qu’on me les abatte. Je me demande pourquoi.

— Tu te radoucis avec l’âge.

— Ça doit être ça, acquiesça-t-il. Ralentis un peu, tu veux ?

— Ralentir ?

— Il y a des cerfs partout dans ce coin. Le grand mâle se tenait au milieu de la route, mais il y a des fois où ils te sautent devant sans prévenir.

Je songeai à Danny Boy et à sa liste, et m’imaginai un cerf en train de surgir entre des voitures garées le long d’un trottoir.

Andy relâcha l’accélérateur, la voiture ralentit un peu.

— Tiens, même que tu devrais t’arrêter là, reprit Mick.

— M’arrêter ?

— Ben quoi, il n’y a pas le feu. On va s’étirer les jambes et tu pourras fumer une cigarette.

— À dire vrai, je préférerais attendre. On y est presque.

— Arrête la voiture, insista Mick.

— Bon, d’accord, dit Andy. Faut juste que je trouve un endroit sur le bas-côté. Il devrait y en avoir un dans pas longtemps.

Mick reprit son souffle, puis se pencha en avant et serra le cou d’Andy avec son bras.

— Matt, me dit-il, tu prends le volant, voilà, c’est gentil. Andy, tu appuies sur le frein et tu y vas doucement, mon garçon, ou je te jure que je t’étrangle. Matt… tu nous fais quitter la route, voilà, c’est magnifique, et tu éteins le moteur. Et tu lui prends son flingue, celui à sa ceinture, là, et tu regardes s’il n’en a pas un autre sur lui.

— Mais c’est fou ! s’écria Andy. Mick, ne me fais pas ça.

Il avait deux armes, la première glissée devant dans sa ceinture, la deuxième au creux des reins. Je les lui pris toutes les deux, Mick me faisant signe de les poser sur le tableau de bord.

— Allez, Andy, tu descends, reprit-il. Maintenant. Le voilà notre espion, Matt. Notre petit mouchard. On se tient tranquille, Andy. Et n’essaie pas de fuir. Tu ne ferais pas dix mètres que je t’aurais fauché les deux jambes, tu le sais bien.

— J’y pense même pas, Mick. Tu te trompes complètement. Dis-le-lui, Matt, tu veux ? Il se trompe complètement.

— Je n’en suis pas si sûr.

Puis Mick me dit :

— Tu le savais, n’est-ce pas ?

— Je ne m’en suis pas rendu compte aussi vite que toi. Je sentais bien que tout ça nous menait quelque part, mais je croyais que tu allais à la pêche. Je n’ai pigé que lorsqu’il a dit que sa mère regardait la télévision.

— En lisant son journal.

— Voilà.

— Mais vous êtes devenus fous tous les deux ? Je serais un mouchard parce que ma mère regardait la télé ?

— Ce coup de fil que tu as passé, repris-je à l’adresse de Mick, une minute ou deux après qu’Andy soit entré chez lui… Tu m’as fait croire que c’était à O’Gara, mais tu as raccroché avant qu’il puisse répondre. En fait, tu n’avais pas appelé la ferme, c’est bien ça ? Tu avais fait le numéro d’Andy.

— Oui.

— Et c’était occupé, poursuivis-je. C’est là que tu as su qu’il était en ligne et qu’il téléphonait à Dowling pour le prévenir de notre arrivée.

— Minute, dit Andy, je ne pige pas trop. Tu as appelé chez moi, Mick ? Pendant que je parlais à ma mère ?

— Sauf que tu ne lui parlais pas, Andy, lui répondit-il. Tu parlais au fils de Paddy Farrelly. Quel dommage que tu ne lui aies pas parlé à elle, Andy. Elle aurait pu te chanter un ou deux couplets de ma chanson. Tu sais, La Mère du patriote. J’espère que tu t’en souviens parce que moi, je n’ai pas le cœur à te la rechanter.

— C’était occupé et tu ne vas pas plus loin que ça ? C’était occupé ?

— Ça l’était.

— Mais putain, j’étais aux toilettes ! Peut-être a-t-elle passé un coup de fil pendant que je pissais. Pourquoi tu ne lui téléphones pas maintenant pour le lui demander ?

Mick poussa un soupir, puis tendit la main en avant et la posa sur l’épaule de son chauffeur.

— Andy, dit-il doucement, pourquoi crois-tu que les gens vont à confesse depuis des siècles ? Parce qu’ils se sentent mieux après. Et ne me raconte pas que tu n’as rien à avouer. Andy, regarde-moi. Andy, je sais que c’est toi.

— Aaaah, Dieu, Mick.

— Nous suggérer de tous monter à la ferme pour les y piéger ! C’est ça qui m’a mis la puce à l’oreille. Tu aurais mieux fait de me laisser trouver cette idée-là tout seul, peut-être en me faisant une légère suggestion pour me mettre sur la bonne voie.

« Comme ça tu n’aurais pas eu à craindre que je me doute de quelque chose dès qu’il aurait été question de la ferme. C’est que, vois-tu, ton assassin de copain est lui aussi tombé dans un petit piège. Il a appelé chez Matt, lequel Matt a appuyé sur les touches qui permettent de rappeler le dernier numéro. Et le bonhomme qui a décroché n’a pas dit grand-chose, mais dis, Matt… il n’avait pas un peu l’accent irlandais ? Et il ne parlait pas d’une voix douce ?

J’acquiesçai de la tête.

— Ça devait être O’Gara. Ils l’avaient gardé en vie pour qu’il puisse me répondre au cas où j’appellerais. « Il n’y a personne ici », a-t-il dit et c’est à ce moment-là qu’ils ont coupé la communication. Crois-tu que lui et sa femme soient encore de ce monde, Andy ? Ne les ont-ils pas déjà tués tous les deux… maintenant que tu les as prévenus de notre arrivée ?

— Putain, Mick !

— Andy, reprit-il, étais-tu là quand ils ont assassiné Tom ? Et la vieille dame dans le fauteuil roulant, hein ?

— Ils n’ont jamais dit qu’ils les tueraient.

— Et que croyais-tu qu’ils allaient faire d’elle ? La mettre dans un car pour Atlantic City avec un plein sac de quarters pour qu’elle puisse jouer aux machines à sous ?

— Ah, Dieu ! gémit Andy.

Il avait enfoui sa tête dans ses mains et ses épaules étaient secouées de soubresauts.

Gentiment, Mick lui dit encore :

— Comment t’a-t-il retrouvé, Andy ? Se souvenait-il de toi quand tu allais à l’école ?

— Il était un an derrière moi à Saint-Ignace.

— Et tu le connaissais bien, non ?

— Non, pas bien du tout, mais quand il s’est pointé, je l’ai reconnu immédiatement. Il avait la même tête que quand il était gamin.

— Et il t’a retourné. Contre moi.

Andy avait les bras pendants le long du corps. Et la bouche ouverte et les yeux vitreux. Il dit :

— Je ne sais pas ce qui s’est passé, Mick, je te jure. Ça devait être le coup de la carotte et du bâton. Il m’a dit que tu ne me filais que des rogatons et qu’il y aurait plein de fric à la clé si je passais de son côté. Il a aussi dit que je mourrais si je ne le faisais pas. Et ma mère avec.

— Ta mère.

— Oui.

— Tu aurais dû venir me voir tout de suite, Andy.

— Je sais. Ah, Dieu, je le sais ! Je n’aurais jamais cru…

— Quoi, Andy ?

— Je ne sais pas, dit-il. Je ne sais pas ce que je n’aurais jamais cru. Et d’ailleurs, ça changerait quoi ? Tu vas me tuer. Bah, merde, tiens, vas-y. Je ne peux pas dire que je ne l’aie pas mérité.

— Andy ! Pourquoi te tuerais-je ?

— Nous le savons aussi bien l’un que l’autre, Mick. Dieu sait que je t’ai donné une bonne raison de le faire.

— Ne t’ai-je pas dit que nous avions une belle tradition de mouchardage au pays ? Tel qu’on fait son lit… peut-être, mais pourquoi se coucher dedans quand on peut le refaire ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Mick lui tapa sur l’épaule.

— Tu as changé de côté, tu vas recommencer et revenir dans le camp qui est le tien. Ils nous attendent, hein ? Nous allons les attaquer, oui, tous les trois, et nous les prendrons à leur propre piège.

— Tu me laisserais revenir ?

— Pourquoi pas ? Ah, Seigneur, Andy, tu es avec moi depuis des années et contre moi depuis quelques jours seulement. Nous avons besoin l’un de l’autre, Andy.

— Je suis un salaud, Mick. Tu es bon et je ne suis qu’une ordure.

— On oublie tout ça pour l’instant.

— On peut y arriver, Mick. Ils s’attendent à ce que nous entrions ici comme si c’était chez nous. Je gare la voiture à l’endroit habituel, je reste en arrière à fumer une cigarette pendant que toi et Matt vous montez à la maison. Et eux, ils en sortent armés jusqu’aux dents.

— Le plan n’était pas mauvais. Tu crois qu’ils ont posté une sentinelle ? Quelqu’un pour nous repérer dès que nous nous engagerions dans l’allée ?

— Ça se peut.

— À leur place, c’est ce que j’aurais fait, dit Mick. J’aurais mis quelqu’un à un endroit où il pourrait voir nos phares. Et O’Gara ? Ils l’ont déjà tué ?

— Je ne sais pas. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. La logeuse de Tom Heany, ça m’a pris par surprise. Je ne pensais pas qu’ils feraient un truc pareil, vraiment pas.

— Et ça te chagrine, mais est-ce bien pire que d’avoir tué ce pauvre Tom ? Ah, laisse donc. Parler ne nous le ramènera pas, ni lui ni les autres. John Kenny et Barry McCartney. Tu savais qu’ils se rendaient au garde-meuble. Tu y es allé avec Dowling, n’est-ce pas ?

— Je suis resté dehors, lui répondit Andy. Pour qu’ils ne me voient pas. C’était censé être un hold-up sans histoires et c’était moi qui devais conduire le camion. Puis j’ai entendu les coups de feu.

Il reprit son souffle et ajouta :

— Je ne savais pas qu’ils iraient jusqu’à tuer, Mick. Au début, ce n’était qu’une façon de te faucher des trucs. Ils allaient piquer la bibine pour la revendre, et moi, je devais toucher un pourcentage.

— Et personne ne devait se faire descendre.

— Pas d’après ce que j’avais entendu dire. Et puis Barry et John sont morts et je me suis retrouvé en plein milieu du gâchis. Après, ça n’a fait qu’empirer.

— On ne contrôlait plus rien. Comme un feu de forêt.

— Pire.

— Pire. Peter Rooney, Burke et tous ceux qui y sont passés chez Grogan. Et l’ami de Matt qui était allé faire retraite chez les bouddhistes zen. Et moi qu’on garde pour la bonne bouche. Ils n’ont pas essayé de t’obliger à me tuer, Andy ? Tu n’aurais pas eu trop de mal. Une balle dans la nuque quand je regardais ailleurs… Plus facile que de tout piéger à la ferme et de m’y attirer.

— J’aurais jamais pu faire un truc pareil, Mick.

— Non, et je ne le pensais pas non plus.

— En plus qu’il veut le faire lui-même. Il te hait, Mick.

— Oui.

— Il dit que tu as tué son père. Je ne sais même pas s’il l’a jamais vu et puis même… qu’est-ce que ça peut faire ? Tout ça, c’est de l’histoire ancienne, bordel !

— La bataille de la Boyne aussi, Andy, et il y a des gens qui ne s’en sont toujours pas remis. Ça ne pouvait être que toi ou Tom, et quand j’ai vu le cadavre de Tom, ça ne me laissait plus que toi. Le comprendre m’a brisé le cœur.

— Mick…

— Mais tu es revenu et c’est ça qui compte. Ça fait plaisir de te retrouver dans notre camp, Andy.

— Ah, Seigneur. Tu n’auras plus jamais à t’inquiéter de moi, Mick. Je le jure devant Dieu.

— Allons, allons, comme si je ne le savais pas !

Et Mick appuya une main sur la nuque d’Andy, posa l’autre sous son menton et tira un coup sec – et lui brisa le cou.